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Présenter le peintre Roger Van Rogger, la chose n'est pas aisée.

Ayant partagé les trente dernières années de sa vie, j'ai épousé sa conception anti-anecdotique de l'artiste destiné à disparaitre devant l'œuvre.

D'autre part on ne peut parler du peintre sans parler de l'homme.

Cette unité est peut être ce qui caractérise et explique le mieux son oeuvre et sa vie.
Et parler de l'homme et de sa vie ne constitue pas ce qu'on a l'habitude d'appeler un curriculum vitae.
En fait, de curriculum vitae, il n'y en a pas.

La vie de l'homme-peintre Van Rogger, quelque passionnante qu'elle puisse être, ne débouche sur aucune carrière de peintre, pas plus que celle de l'homme peintre Van Gogh, par exemple.

Dans le souci, malgré tout, de faire comme il convient, voici quelques étapes de ce qu'il appelait sa longue "montée vers le bas" (Simone Weil).

Il est né à Anvers en Belgique en 1914. Dès l'âge de treize ans, il se met à peindre. A dix-huit ans, il s'insurge contre sa famille qui le destinait au Barreau et part pour ne plus jamais revenir.
Il s'installe à Latem, sorte de Barbizon flamand, et expose à Gand. Il quitte vite le milieu artistique qu'il juge trop refermé sur soi pour le contact direct avec le monde.
Il s'en explique dans l'Autobiographie, texte inachevé et retrouvé après sa mort.

Sans entrer dans les détails d'une vie très mouvementée de 1940 à 1945 qui le voit successivement prisonnier, évadé, métayer de Giono, résistant et finalement réfugié au Brésil, nous le trouvons en 1946 exposant à Rio de Janeiro et au musée d'art moderne de Sao Paulo.

En 1949, le Modern Art Museum de New-York fait l'acquisition d'une grande Descente de Croix qui le classe aux yeux des critiques américains avant Picasso, Pollock, Chirico, Morandi, Masson, etc. Il tente de prendre contact avec le milieu artistique mais aucune porte ne s'ouvre.

En 1952, il s'installe dans le Midi de la France et il travaille jusqu'à sa mort en 1983. Pendant ces trente années, il n'a cessé d'entreprendre des démarches pour pouvoir montrer son travail, que ce soit auprès des galeries, du Ministère de la Culture ou de différents conservateurs.

Il retourne avec des toiles à Paris en 195, 1959, 1963, 1965, 1966, 1971, 1979, 1980, mais en vain…
L'indifférence est si totale qu'on ne se dérange même pas pour les voir.

En 1963, il a une toile au Salon Comparaison et en 1968 une au Salon de Mai (NDLR: lire à ce sujet L'Art dans la vie et le 24 ème Salon de Mai écrits en ces circonstances et publiés dans la revue PICTURA, paru en 1984, lors de l'exposition organisée par l'Université de Toulouse Le Mirail).

En 1967 un incendie de forêt détruit son atelier.
A la suite de ce drame, une exposition est organisée à la Mairie de la Seyne-sur-Mer dans le Var.
Cela a été pour lui l'occasion d'écrire certains des textes adressés au public mais jamais publiés (NDLR: publication posthume dans la revue PICTURA, paru en 1984 lors de l'exposition organisée par l'Université de Toulouse Le Mirail).
L'État lui achète une toile; en 1978 il en achètera une autre.
Là se borne sa carrière de peintre.

Il ne m'appartient pas de donner des explications sur le silence qui a protégé malgré lui sa vie créatrice. Je ne l'ai jamais compris moi-même, car peut-on parler de la non-compréhension d'une œuvre que personne n'a voulue voir?
Bien plus importante est l'évolution de son travail.

Jusqu'en 1960, il pousse la figuration à son point ultime de non-retour et peint de grands paysages au chromatisme subtil où la lumière se fait espace, des natures mortes où l'objet vit de sa poésie propre.
N'ayant plus les moyens d'acheter ses couleurs, il crée sa matière , broyant huile et pigments.

Peu à peu, de 1960 à 1963, il s'enfonce dans le monde clos de la peinture, à la fois vie et transcendance où le sujet s'efface et où le peintre peint la peinture en tant qu'expression et réponse au pourquoi fondamental de l'homme.

Son unique but dans sa création comme dans sa vie est d'atteindre et de faire partager la réalité poétique du monde, toujours insaisissable et pourtant plus réelle que lui-même.
Conforté par son inexistence sociale, le sentiment de son existence propre s'efface tandis que les impératifs de cette quête s'affirment.

Chaque toile, à la fois matière et esprit, pesanteur et grâce, acquiert une densité spirituelle palpable, hors du temps et de l'espace dans cette réalité compacte qui abolit la durée.
Peinture difficile peut-être, mais d'une richesse toujours renouvelée.

Figuration, abstraction, était pour lui un faux débat. La valeur artistique d'une œuvre est son abstraction, depuis que l'art existe.
C'est pourquoi il mettait en garde les jeunes peintres qui voulaient "faire de l'abstrait" sans passer par la connaissance figurative de la vie et de la peinture.
Leurs critères seraient immanquablement décoratifs.

Van Rogger disait souvent: "Je ne suis qu'un tuyau que traverse un courant dont je ne connais ni l'origine ni la destination, mais que je dois capter à son passage.
Mon seul travail, ma seule technique de vie, mon seul devoir sur terre, c'est de maintenir le tuyau toujours vide pour que le passage puisse se faire à n'importe quel moment jugé bon par la Réalité du monde."
Acte d'humilité et d'obéissance, attitude de mystique à l'état sauvage, difficilement comprise et admise par la société fondée sur le culte du moi.

Petit à petit le lieu de sa vue se transforme. Pour mettre ses toiles il lui faut bâtir des salles sans fenêtres qui sont des remises où les tableaux s'entassent année après année.
Sur les murs extérieurs, des fresques.
Le travail du fer, du bois du béton devient sous ses mains statues et sculptures.
Un univers poétique se crée qui n'a d'autre raison d'être que la raison de faire et l'absolu de l'être.



Catherine Van Rogger
Extrait de l’avant propos du n°4 de la revue Pictura Edelweiss,
intégralement consacré à Roger VAN ROGGER, à l’occasion
de la rétrospective posthume organisée en mai 1984, par le centre
de promotion culturelle de l’université de Toulouse Le Mirail.




Depuis ces lignes et cette première exposition posthume, Catherine VAN ROGGER et sa fille Christine, n’ont eu de cesse de préserver et de faire reconnaître l’œuvre de VAN ROGGER.
Une association est née en 1985, pour soutenir cette mission de longue haleine, relevant du mythe de Sisyphe, tant chaque porte entrouverte sur la voie balisée menant l’art au plus grand nombre, s’est toujours brutalement refermée.
Malgré tout, Vallongues, où demeure la quasi-totalité des œuvres de Van Rogger, devint un lieu unique où la création s’est offerte aux regards, de plus en plus nombreux, qui prirent la peine de répondre à cet artiste qui les interpelait, les attendait.
Catherine VAN ROGGER, puis Christine, décédées en 2000 et 2004, laissent à leur descendance le destin de cette œuvre entre leurs mains.

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